le regard sombre et tendu. Ce n’est pas l’insouciance apparente de l’Indonésie, et la densité humaine elle-même est impressionnante. Il y a là
aussi des vaches, des chiens, des ânes… C’est une atmosphère qui rappelle vaguement les médinas du Maghreb ou le M’Zab. Je ne retrouve pas
cette ambiance de recueillement et cette foule de mendiants qui m’avaient tant impressionnée cinq années auparavant.
Nous arrivons ensuite le long des Ghâts qui bordent le Grand Fleuve. Là où se font les crémations, des bûchers sont déjà dressés, et les cadavres
empaquetés de drap blanc pour les hommes, de couleur pour les femmes se consument ou attendent leur tour. Tout cela se fait dans un calme
impressionnant, dans une sorte d’indifférence apparente, loin de l’atmosphère compassée des sépultures occidentales. Les rites se font
naturellement, sans cérémonie visible ; on immerge le défunt dans l’eau purificatrice du fleuve avant de le déposer sur le bûcher, on l’aide à se
consumer en le retournant et en l’agitant, puis on jette les cendres dans le Gange, et c’est au tour du suivant. Cela ne semble ni macabre, ni
même triste. Notre guide nous abandonne là, et nous flânons le long du fleuve, perpétuellement habité par de nombreux gourous, sadous ou
autres ascètes plus ou moins crédibles. Tous sont abrités sous d’immenses parasols de paille délabrés, méditant, discutant… ou dormant
paisiblement. L’ensemble du spectacle est vraiment prenant et surprenant, et nous passons de longs moments assis sur les marches à
contempler cette foule, à nous imprégner de ses rites, à essayer de comprendre leurs comportements et leurs gestes… Sans trop d’espoir.
Retour à la nuit tombée, nous prenons un repas bon marché et frugal, couronné par un excellent yaourt dans un petit restaurant voisin de
l’hôtel.
Dimanche 20 juin, Bénarès, Gérard
Nous disposons de la journée entière, puisque pour la modique somme de 16 rps, un type est allé quérir pour nous les billets de train pour
Delhi (50 rps au total), départ 18 h 30. Raz le bol des guides, on a décidé de se promener comme des grands, et à 5 h 30 nous voilà sur le pied
de guerre. Rickshaw jusqu’au centre, et nous montons sur une embarcation qui longe les rives du Gange et offre une vue imprenable sur les
ghats et les foules de fidèles. La vision est réellement envoûtante, magnifiée par le soleil levant, de ces gens, de ces centaines de gens
descendant les marches pour se plonger dans le fleuve. Tous, depuis les enfants en bas âge jusqu’aux tas d’os des vieillards décharnés ou au
blocs de lard des vieux bien nourris, en passant pas les invalides, manchots, cul-de-jattes. Tout le peuple Hindou. Il y a aussi quelques «
freaks » {terme employé à l’époque pour désigner les marginaux occidentaux en pèlerinage oriental} déguisés en hindous. Mais de ceux-là,
aucun ne semble pressé de s’immerger dans l’eau répugnante. Sur cette foule règnent les Brahmanes, en pleine action sous leurs parasols
déliquescents. Les castes inférieures viennent leur rendre hommage. Les femmes s’immergent et se lavent en sari, et un œil attentif peut
deviner la beauté de certaines d’entre elles. Les gosses plongent en riant. Nous, nous brûlons film sur film. La ballade nautique dure une heure,
puis nous flânons encore longtemps, espérant surprendre le sourire d’une femme, l’ablution hautaine d’un Brahmane, le signe de Shiva sur un
front.